propre
 

...

C'est ça. Je le comprends peut-être en te l'écrivant, un des noeuds du problème, si tu permets que je parle en ces termes, c'est que mes actes m'ont tous semblé totalement colinéaires aux normes que l'on m'a fournies. Action, ou réaction. J'aurais bien aimé faire quelque chose qui me soit propre. Ou juste pouvoir m'immiscer proprement dans l'action.
Le début de mon histoire, c'était presque ça. C'était le début du printemps, les oiseaux, les feuilles. J'y peux rien, on dit ``c'est hormonal'', ou la variante ``c'est génétique''. En tous cas, pour moi, on dirait certainement que c'est hormonal. Le ciel, la lumière, toute la douceur qui tombe en même temps sur mes épaules. Et pour une fois, je me sens légère. Rien que du banal j'imagine.
Légère, curieuse, saine.
Ne manque qu'un autre pour recevoir tout ça, et certifier que je le suis vraiment. Alors je m'amusais à être oisive, dans les rues, à regarder les gens d'un air sain et léger, à me rendre disponible, quoi. J'aimais beaucoup aller trainer vers la Seine un long moment, et une fois que mes yeux devenaient trop sensibles à la lumière réfléchie, je m'asseyais à la terrasse d'un café, et j'attendais.
Pareil; légère, curieuse, saine. éblouie.
Il devait être trois ou quatre heures de l'après-midi, je buvais un café à micro-gorgées. Je voudrais écrire ``et soudain'', mais là, ça s'inscrivait à la perfection dans l'instant.

Alors dans cette continuité, j'ai vu un homme. Une silhouette, long, fin, habillé en noir. Un homme, une silhouette longue, fine noire. J'ai essayé de voir son visage, je l'ai vu rapidement, très beau. Enfin sur le coup il m'a paru de ce très beau, très fade. De quoi exclamer quelque chose d'assez gras, de vulgaire presque tant ses traits étaient convenus.
Ravie, on ne peut dire plus. J'étais ravie de voir cet homme, et de me sentir le trouver beau malgré sa fadeur, j'avais conscience de répondre positivement aux canons de la beauté plastique animale, telle qu'elle est donnée dans les films ou dans les publicités. Je trouvais ça extrèment sain. Ça me changeait. Les sombres héros et héroines, le pathos grotesque...
J'ai terminé mon café, je suis partie.
Un peu plus loin, au hasard, je l'ai revu(e), le passant, la silhouette.
C'est là qu'il m'a regardée. Je veux dire, qu'il ne m'a pas vue, il m'a réelement regardée, il a réelement paru décontenancé, et même curieux en fait. Je couvrais mon étonnement sous la même appréciation vulgaire que tout-à-l'heure, je riais trop fort à l'intérieur, je me sentais nerveuse. Je voulais qu'il soit un passant, et moi immobile dans mon printemps hormonal. Alors j'ai attendu qu'il parte. Je me souviens que ça a duré un certain temps, mon oisiveté s'énervait.
J'étais un peu fascinée, ego-flattée de son regard, quasi- scandalisée qu'il demeure dans mon champs de vision à moi. Il s'en est allé; je n'ai pas bougé. Je me suis promise de relire le poème de Baudelaire ``à une passante'' le soir même. Si tu ne le connais pas, pense à le regarder, il est assez parfait. Enfin, je crois que ce genre de sentiment est assez universel, surtout au printemps. Donc, je pensais ça, j'avais ouvert mon grand catalogue intérieur, je créais ma rubrique ``passants'', l'y gravais sans peine, je me sentais très bien.
Je veux insister sur l'aspect cliché de toute l'affaire, c'est très loin d'être innocent.

Je te laisse pour l'instant. Tu sais, je veux seulement être claire. Ouai, même si je raconte ça comme ça, a posteriori. Tu sais, là je veux juste te donner une image de ce que j'ai inscrit dans mon esprit de toute cette histoire. C'est à dire que je ne l'ai pas forcemment interprétée. Je l'ai inscrite en parallèle à une série, une juxtaposition, une liste d'impressions. Ce ne sont pas vraiment des émotions, pas de grandes pensées existentielles, un flux hormonal si tu veux.
Je tiens beaucoup, je le note au passage en me relisant, à ce que le terme hormonal ne soit pas du tout entendu en résonnance avec mon sexe. Tu vois, la chimie dans ta tête. On la battra jamais. C'est un peu ça la pire constatation. La chimie dans ta tête , c'est affreux.

Ecris-moi, j'ai besoin de savoir que tu me lis. Excuse moi. Peut-être que ça te gène, j'sais pas. Dis-moi. Je t'embrasse.
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Voilà, je reprends le clavier. Il me faut cette introduction, me remettre par écrit dans le présent. Ouai, mauvaise habitude, jamais pu commencer une lettre pour quelqu'un d'affectivement important sans tabler d'abord, dans les premières lignes le fait que je commence ma missive et que j'ai du mal à le faire. Un petit tour pas très honnête à cause de sa répétition systématique. Donc j'ai encore ce travers, peut-être qu'à longueur, je perdrai la maitrise de mon récit.
C'est certainement ce que je désire.
Alors je reprends. Bon ce jour-là, celui dont je parlais hier, le jour où j'ai vu le Passant pour la première fois, je suis rentrée chez moi un peu moins légère que je n'en étais partie, poème de Baudelaire en tête on va dire, la silhouette dans le crâne. Malgré ça, j'étais vraiment très optimiste sur moi-même. Quel beau signe de sociabilité (aptitude sociale) que d'adopter des canons reconnus comme tels par mon environnement. Voilà comment je me sentais. Je crois que la nuit j'en ai rêvé, mais là rien n'est moins sûr.
Le jour suivant, il faisait presque une lumière similaire, je me sentais presque aussi curieuse. J'ai eu presque le même trajet a-programmé. Fleuve, café, flaneries.
Sauf que presque la même chose s'est produite. Un homme est passé devant moi, il était long, fin, habillé en noir.
Sauf que je l'ai vu arriver, comme si je l'avais guetté, avec fébrilité, alors que je me sentais tout autant tranquille que sur-vitaminée.
Sauf qu'il m'a peut-être regardée (regardée), bien qu'il soit passé tout droit. Droit devant, mais avec conscience de mon regard sur lui.
Je boudais la vision un instant, j'y retournais aussitôt, ma dignité en prenant un coup, enfin je m'auto-excitais sur ce qui ne devait être plus qu'une coincidence. Facheuse pour le moins. Comprends moi, cet homme, il était une silhouette qui passe, et qu'on ne revoit jamais. Oui, ``toi que j'eusse aimé'', non non, pas pour moi (pas dans ce cas). L'été aurait eu physiquement raison des hormones printanières, la trivialité de ses traits aurait interdit l'estime intellectuelle (c'est très con, j'en conviens), l'angélisme de sa furtivité (whaou) ne correspondait pas du tout au sexe d'été.
Bon. C'était le même qui passait devant moi, et je pense qu'il savait que c'était devant moi qu'il produisait son présent à lui. J'étais très gènée. Perturbée. Je me suis levée automatiquement et je l'ai suivi. Ça me paraissait pas très réel sur le coup, je me trouvais assez bête. J'étais suffisamment loin derrière lui, je suppose que je m'agitais pas mal. Il se retournait, je bifurquais, re-bifurquais. J'arrivais par une autre route au même endroit que le jour d'avant, celui où il m'avait regardée pour la première fois. et j'arrivais forcemment face à lui. Enfin de l'autre côté de la place, mais juste en face, qu'il me voit bien. Je me méprisais, j'étais enthousiaste, affreux, génial, pas d'adjectif convenable, j'oscillais à large amplitude. Moi, je l'ai regardé, lui. Si je te dis que je me sentais irradiée, tu sauras déceler le pathos que la veille je reniais.

Je me sentais irradiée.
Il était magnifique. Je ne sais pas qui est parti en premier. Je n'étais pas capable de beaucoup d'intiative dans ma position, c'était infernal. Alors peut-être que j'ai réussi à me détacher de lui. A m'en aller.
A prendre une décision. Ne pas gâcher ma légèreté, me servir de cette vision totale du paradis publicitaire pour me remettre sur le droit chemin de l'humanité. Ne pas paraître naïve. Emphatique, c'est marrant, tu vois j'interprète. L'ironie compense-t-elle la passion idiote. Quand j'étais petite j'avais cru comprendre l'équivalence maturité - cynisme, comme un slogan maturité = cynisme. Aujourd'hui je m'excuse en étant ironique, mouai.
Après tout, je n'étais pas certaine à 100 pour 100 qu'il m'ait remarquée. Dis, est-ce qu'il m'aime déjà? Non, non c'était un peu plus profond que ça. Est-ce que cet homme que j'avais vu passer par deux fois devant mes yeux était au courant de mon existence, la mienne, avec ma tête et ma vie de sale gosse, est-ce qu'il mettait sous mes yeux le degré de complexité necessaire? Voilà c'était peut-être injuste. Pour moi il n'était que beau et terne, je mourrais d'acquerir pour lui une dimension supplementaire. Au delà de la carne. Dans la globalité de ma pensée. Intense myself.
Curatif. J'avais un nouveau mot pour lui. Il me serait curatif, thérapeutique.
Homme beau banal pour sale gosse pathos-addicted en vue de rédemption.
Une petite histoire romantique pour me guérir. J'aimerais cet homme que je ne connaitrais jamais, d'une admiration pure esthétique de bazar élitiste. Je serais irradiée et complaisante, trop éblouie de sa beauté magazinesque, je deviendrais capable de rougir de son regard en deux dimensions. J'promets, j's'rai pas insolente, j's'rai pas indolente, j's'rai plus sensuelle sous mes oripeaux. Je serai a-sep-tisée.

Pour aujourd'hui, je t'embrase!
...
 

Alors voilà. J'en étais là. Qu'importe de le revoir le lendemain, il était déjà petite icône kitch de mes transports adolescents. Je m'asservissais complaisante au romantisme hollywoodien. A part le fait que je n'esperais aucune happy end. Peut-être plonger dans un univers social, il serait ma rédemption.
Quel mot! Je m'en délecte.
Je ne mettais pas vraiment un programme au point, je me contentais de l'existence de nos deux entre-vues, je me promettais de jouer la ferveur, tester les mêmes schémas de promenade. L'espérer en expirant, l'expérer à chaque coin de rue. Attente transie. Je me sentais, moi transitoire, mi-saison du devenir adulte.
J'étais assise devant ma tasse de café, montre en main.
Et bien -sûr, le Passant point ne passa.
Déçue, est-ce que j'étais déçue, triste, est-ce que je me sentais triste.
Je me levais, expérante, vers la place où un instant il avait été statique pour me regarder. Des visages partout, sur des corps partout, mais pas le sien.
Une accélération cinématographique, je tourne ma tête, en arrêt brusque sur une silhouette, écarquillée. Non. Je marche, aléatoire, au milieu de la place, dans les rues alentours. Rien ni personne. Je feins le désepoir, c'est parfait.
Mon amour mort serait une blessure à chérir. Voilà l'histoire du Passant serait enfin terminée. Je n'ai plus qu'à vernir son icône. Et la regarder les soirs d'hivers, moultes regrets, assermentée à sa fulgurance.
J'ai une histoire à moi.
Idiote, banale, régie a posteriori.

J'ai vu un homme très beau. J'ai espéré le connaître. Je ne l'ai jamais revu. Jamais, non non non jamais je ne l'oublierai. J'essayais aussi de verser une larme pour plus d'authenticité. Mais point trop n'en faut.
J'ai vu un homme très beau, passé. Je ne l'ai jamais revu, présent. Jamais je ne l'oublierai, futur.
Faut construire son souvenir. Lui inventer un culte.

Haha, voici une affaire rondement menée. Haha.
Dans la ville, grise, aller en long et large. À sa recherche, je la veux vaine. De la lumière, sur son souvenir. Grise ville, rouages apparents, entreprises humaines, les crissements des machines. Chaque bruit, grondement, vrombrissement, enluminé de la silhouette, un soupir sur-aigu. Sub-sonique. Je me sentais sub-sociale, en passe d'émerger un jour parmis mes prochains, semblable, initiée aux codes implicites véhiculés par l'esthetique commune. Me fallait-il souffrir sa disparition, la bercer en moi jusqu'à n'être globalement plus que cela. Une simple non-histoire qui me permettrait de rejoindre le reste de l'humanité.
Pas de mépris, une grande curiosité. Une immense peur, de n'être rien de plus, qu'une somme a-signifiante de micro-non-histoires guère plus profondes, exprimées dans des repères a-signifiants pour le reste de la grouillerie terrestre.




jouer vite!


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