Interview de Tetsuo Furudate:
 

Scènes Japonaises

Le Japon est structuré comme un corps collectif qui se rattache au sens large aux valeurs asiatiques. Ce corps est composé d'éléments divers - l'économie, les échanges, le mode de vie de chaque individu, la consommation, le travail, les loisirs, etc. - qui sont mis en communauté et partagés de façon égalitaire. Le Japon possède ainsi un caractère d'uniformité qui peut s'apparenter au fascisme, dont le mécanisme est aussi complexe qu'invisible. Cet ingénieux et formidable modèle s'est mis en place au fil des années et des épreuves, évitant de dépendre de quelque personnalité dirigeante que ce soit, et rendant structurellement impossible toute résistance interne.

Ce type de corps collectif n'est pas unique en son genre dans les sociétés contemporaines, on en trouve des exemples à des degrés divers aussi bien en Occident qu'en Orient. Il faut cependant, dans le cas du Japon, souligner une spécificité particulière : les métropoles nipponnes - autour de la capitale Tokyo, ou autour d'Osaka - ont récemment connu un essor sans précédent dans l'histoire du pays. Et j'ai observé que ces dernières années, ce développement s'est accéléré et accentué pour le pire.

Il en résulte l'apparition d'un certain nombre de phénomènes, notamment une forte propension à répliquer et uniformiser les modèles au point d'en avoir la nausée. Ainsi une ville comme Tokyo avec ses 10 millions d'habitants offre un style de vie morne et monotone, dans lequel on se réjouit de petits bonheurs sans gloire.

Japanoise et bruit blanc

Pourquoi la "Noise Music" a-t-elle vu le jour dans les centres urbains japonais? La "Noise Music" représente en fait le léger décalage - certains diraient, le rebut - qu'ont engendré le développement trop rapide et l'impressionnante métamorphose du corps social japonais. Pour beaucoup, la "Noise Music" n'est qu'une insignifiante erreur sur laquelle il est facile de fermer les yeux, à côté de laquelle on passe sans même la remarquer. C'est un simple grincement passager du rouage. La "Noise Music" est un phénomène irrégulier qui ne s'est pas annoncé et dont on n'attend rien.

Vu de l'extérieur, par exemple d'Europe, on peut penser que le phénomène reflète une certaine réalité, mais il faut bien voir que le corps collectif japonais est tellement important que quelques éléments "fous" suffisent à donner une certaine ampleur. Cela ne dépasse pas ces proportions-là. On peut se demander quel regard les Japonais portent sur cette "bizarrerie", mais on ne trouvera aucune réponse vraiment significative. Personnellement, il m'importe peu de définir ma propre création ou de la faire entrer dans un courant déterminé. On doit toujours chercher à libérer sa musique de toute définition-carcan.

Parallèlement, même si l'on trouve que ces éléments irréguliers créent quelque chose de bien étrange, ce n'est pas pour autant que la société japonaise dans son ensemble rejette leur oeuvre. Mais comme on considère que c'est le fruit d'un dysfonctionnement de l'ensemble collectif, il suffit donc que chacun soit sûr de ses propres contours et limites pour que le phénomène reste circonscrit sans avoir la chance de pouvoir s'organiser en contre-courant. Il (m')est impossible de rejeter, ne serait-ce qu'un instant "ce caractère japonais" qui est le fondement du corps social.

Visions transversales

La musique que propose mon groupe est, à mon avis, loin de ce qui existe en Occident, je veux croire qu'elle n'en est qu'un écho qui a été transformé. A mon avis, Macbeth ou Autrement qu'être représentent une réponse de l'Extrême- Orient à la musique occidentale; son contenu sonne le glas de la musique académique qui a régné sur l'Europe du XIXe siècle au milieu du XXe siècle.

De nombreux instruments de musique électronique, à commencer par les échantillonneurs (samplers), sont fabriqués par des entreprises nipponnes. Cela prouve, comme je l'ai dit plus haut, que l'ensemble collectif japonais est loin de rejeter cette nouvelle musique : au contraire, on peut dire qu'elle estun élément qui y joue un rôle actif. En effet, l'industrie de la musique, comme toute indutrie, crée des produits qui répondent aux besoins et aux goûts du marché, les lancent sous une étiquette mensongère, affirmant proposer des "nouvelles sonorités". Elle ne fait pourtant que pousser un peu la recherche technologique autour des sons et musiques déjà existantes. Le musicien ou l'amateur de musique se retrouvent prisonniers d'un cycle répétitif oû il ne ne lui reste plus qu'à lire et reproduire les mêmes sons éternellement. Quelle stratégie adopter quand on veut fuir ce cadre imposé tout en faisant usage des instruments électroniques?

Que faire, en effet? Ma dernière idée a été de me mettre à expérimenter la méthode de l'ignorant parfait qui a tout à découvrir. Mais ce procédé comporte des risques car truismes et auto-contradiction peuvent en sortir.

Evolutions

De 20 à 30 ans, je passé mon temps à ne jouer pratiquement que de la guitare. Le résultat à été L'arrêt de mort. Après, j'ai commencé à gratter un peu moins systématiquement les cordes de ma guitare. Ces dix années me font l'impression d'une période de croissance très lente. J'ai souvent participé à des improvisations, collectives, parfois avec des interprètes de "free jazz". L'improvisation est un exercice intéressant en soi, mais il semble que souvent le résultat reste limité, plafonne. Je me souviens que souvent il y avait un écart entre ce que j'attendais de la musique et ce que la plupart des interprètes en attendent, de telle façon que je n'étais jamais complètement satisfait.

Aujourd'hui, Autrement qu'être est composé de trois personnes : Pneuma, Sumihisa Arima et moi-même. L'improvisation reste la base de notre création, mais plutôt que de rechercher sans cesse de nouvelles rencontres fortuites, nous avons préféré jouer entre nous, entre gens qui ont su créer de fortes relations de confiance. Cela nous permet d'explorer plus en profondeur les possibilités qu'offre l'interprétation de la musique.

Keiji Haino

J'ai eu l'occasion, deux fois de suite, de jouer en duo avec Keiji Haino. Je garde un souvenir extraordinaire de ce que nous avons fait ensemble la première fois. La deuxième fois, je n'ai pas été satisfait du résultat, mais je crois que c'était parce que je n'étais en forme : la grippe a toujours été l'ennemi No.1 de ma musique! Mais Dieu merci, il est rare que je sois enrhumé! Keiji Haino est pour moi un très grand interprète.

Mouvements musicaux

Cela fait maintenant des années que je n'ai plus tourné de film. J'ai pourtant de nombreux projets en tête, mais cela ne va plus loin : une fin classique et bien médiocre pour un réalisateur de troisième classe! Quand j'ai arrêté de tourner, j'ai prétexté que cela me coûtait trop cher, mais cette raison n'est plus vraiment valable aujourd'hui. En fait, je crois que la réalité transmise par l'image est devenue pour moi un fardeau. Quand on s'attèle à des prises de vues, on doit toujours se demander comment saisir la réalité, comment la rendre plus ou moins explicite. C'est une lutte perpétuelle. Or, la réalité qu'on obtient est de toute autre nature que celle suggérée par la musique. Plus précisément, l'existence d'une réalité n'apparaît pas dans la musique. Tout simplement parce que le compositeur est directement présent. Je suis bien plus attiré par la présence évidente de la musique que par la représentation du cinéma.

Lignes de fuites

Les titres de mes oeuvres sont souvent des citations. J'ai emprunté L'arrêt de mort sur le premier album à un ouvrage de Maurice Blanchot. Macbeth vient bien sûr de Shakespeare. A ce propos, j'ai en ce moment un projet de monter sur scène Macbeth sous forme de "Noise theater". Autrement Qu'être est un titre emprunté à Emmanuel Lévinas. Pour Macbeth, j'avais déjà une image bien nette de ce que je voulais au bout du compte, mais dans le cas des autres albums, j'ai voulu créer une sorte de lointain écho aux deux livres, qui m'ont en quelque sorte servi de point de départ. C'est pourquoi j'ai choisi ces titres. La philosophie française contemporaine est largement traduite en japonais dans des ouvrages de qualité, et je dois avouer que j'en suis fortement influencé.

Neon Green, mon prochain album, est une improvisation avec le musicien parisien Kasper Toeplitz. Le disque est prêt, il devrait bientôt sortir chez DSA à Nancy. Kasper Toeplitz est à la contrebasse, et je joue de la guitare. C'est tout. Quelquechose de simple, pas d'autres sons. Dans cet album, j'ai l'impression que c'est Kasper qui me guide. Par ailleurs, la société néerlandaise "Staalplaat" vient de publier World as Will, une collaboration avec Zbigniew Karkowski. Il s'agit d'un titre de Schopenhauer.
 
  'après un questionnaire d'Alexis Drion et

Jerome Schmidt
et
l'electronique japonaise
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