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Le fiacre roule lentement sur les pavés de la petite bourgade, un pluie fine s'abat depuis le milieu de l'après-midi et ce soir tout est trempé. Les pavés, le fiacre, les chevaux, le cocher, la ville, 01, et sa femme. Le véhicule se stabilise mollement devant la prison municipale.
"Cellule 213 ?"
"Cellule 213."

La femme du juge sort et le fiacre fait demi-tour. Il n'y a aucune raison de s'attarder, le cocher repassera dans une heure.
De retour, dans sa propriété bourgeoise, indispensable élément pour tout notable, il se vautre dans son fauteuil en cuir, face à la cheminée. Il est fatigué, délavé, trempé et pourtant son instinct reste bien vivace, à l'affût. Instinct sexuel, comme à l'accoutumée, après avoir déposé sa femme devant la prison.
Malgré son âge qui ne lui permet plus de satisfaire la sexualité conjugale, sa femme et lui-même n'ont pourtant pas complètement exclu le corps de leur relation, ils lui ont, bien au contraire, donné la place principale. Il faut dire, en fait, que leur relation charnelle n'a jamais été directe.
La lourde porte de fer s'ouvre dans un grincement lugubre, qui la fait sourire. Elle s'engouffre et semble être avalée par la prison. "Cellule 213."
"Bien madame, par ici s'il vous plaît."
Elle connaît pourtant le chemin par c?ur jusqu'à la cellule des condamnés à mort et le gardien le sait. Mais il n'est pas là pour le faire remarquer, 01 n'est pas homme à transiger sur les règlements et le respect hiérarchique, et la femme qui l'accompagne doit avant tout être considérée comme la femme du juge. Alors, les rôles sont respectés. Hypocrisie anodine, formalisme impeccable pour petite perversité consommée. Ce n'est pas l'affaire du gardien, 01 a la mainmise sur la ville, sur sa ville. Il parait même que ceux de la capitale n'osent rien faire contre lui. Alors, un gardien ...
Le feu crépite dégageant une douce odeur bruyante. La chaleur l'envahit. Le verre se vide. Il ferme les yeux et sent le contact de la robe de velours sur le tissu rugueux de l'uniforme carcéral. La chemise tombe, la robe se froisse. Une main parcourt le corsage délicatement, le dégrafe et caresse la poitrine douce qui se contracte sous ces élans manuels.
Ils sont tous les deux nus maintenant, elle parcourt ce corps étranger, se l'approprie. Ils cadencent leur étreinte d'un souffle furtif. Ils s'abandonnent.
Le prisonnier sent un sentiment trouble tandis qu'il regarde la femme du juge, il l'avait rencontré durant son procès, elle paraissait si attentionnée. Il la trouve si froide maintenant. Mais qu'importe, il est l'heure de toutes façons. Un sifflement strident se fait entendre, puis un bruit sourd comme un pierre jeté sur un sol moussu. La tête tombe.
01 n'a pas bronché, sa femme non plus. Ils n'en sont pas à leur première exécution, et la période actuelle semble fourmiller de racailles en tous genres que la justice doit mettre au pas. Que 01 doit mettre au pas.

2
"Accusé levez vous ! Nom, prénom, profession".
L'assemblée a un mouvement convulsif en entendant 01 demander la profession de l'accusé.
L'homme, cordonnier, debout face au juge est accusé de vol et de meurtre. Il avait pénétré chez son voisin, un soir, pour lui dérober de l'argenterie et des pièces de cuir découpées dans les meubles. Celles-ci lui auraient permis de faire des chaussures à bon prix, quant à l'argenterie ? L'idée lui était venue sur place. Mais, le voisin ne l'entendait pas ainsi, et n'était pas chez sa belle famille comme il l'avait laissé entendre au cordonnier lors d'une conversation anodine de voisinage. Surpris en plein larcin, le cordonnier, un chandelier dans la main, aurait agis par réflexe. Le voisin n'avait pas été menaçant, leur face à face avait été long, très long. Tous les deux immobiles, les yeux écarquillés, leur surprise réciproque les avait paralysé. Aucun n'osait parler, mais leur regard, une fois sortis de la stupeur commune, devint plus nuancé, chacun reprenant son rôle.
Le voisin devint interrogateur, sans comprendre la raison qui a poussé le cordonnier à agir ainsi, il ne comprenait pas, voulait comprendre, était prêt à pardonner. Ses yeux fixaient le cordonnier, les sourcils levés, ronds, un brin de déception et une grande dose de compassion dans le regard. Alors, le cordonnier devint blême puis rouge puis écarlate, puis blême à nouveau. Ses yeux parcouraient le plancher, se posaient sur le voisin, sur ses mains, sur ses yeux. Ses yeux, quelle horreur ! Le cordonnier eut du mépris pour son voisin qui était prêt à pardonner. Comment la victime allait-elle pardonner quand lui même n'en était pas capable ? Comment supporter le remords de ce pardon l'obligeant jusqu'à la fin de ces jours envers son voisin ?
Celui-ci s'approcha, doucement calmement, il allait parler. Non, il ne parlerait pas, le cordonnier en avait décidé autrement. Alors, ce dernier frappa, frappa et frappa encore, à défaut de parole pour pardonner, le sang effacera son acte. Il gicle, il jaillit, il se répand, il inonde, la pièce, la maison, le cordonnier, la rue, la ville, le pays, la terre entière est inondée de sang. Non, ce n'est pas possible, cela ne doit pas se savoir, cela n'aurait jamais du arriver, alors il frappa encore et encore et toujours. Mais rien ne disparaissait si ce n'est la forme humaine de sa victime. L'acte était là, le sang était là, la victime était là. Il était là.
Les yeux du père prêts à ramener la brebis égarés avaient disparu mais à quel prix !
Alertés par le bruit grâce à l'intermédiaire d'un passant, la maréchaussée avait trouvé le cordonnier sur place, un chandelier à la main, à genoux devant un ramassis de chair et de sang, et frappant encore sans énergie ni volonté, las et abattu.
Trois heures de procès suffisent. Trois seconde, au juge pour prononcer la sentence. Et la mort au bout. Mais le cordonnier n'écoute pas. Une femme est là et le regarde. Un regard obscur, qui le traverse et qui voit. Il ne sait que penser de ce regard car il connaît cette femme, tout le monde dans la région connaît cette femme et son mari, 01. Mais que voit-elle ? Il est transpercé par un regard opaque. Il la trouve belle, car il est enlaidi par son crime, il la trouve désirable, car la mort est proche.

3
L'heure de l'exécution est fixée pour le lendemain après-midi. De retour dans leur propriété, 01 et sa femme s'accorde quelques instants de solitude. Ils se sont mariés, il y a de cela bien des années. La décrépitude physique du juge l'a plongé dans une intransigeance morale à toute épreuve sur le plan social. Dans sa vie privée, les faits, les expériences, les échecs, les erreurs ont eu raison de sa droiture et, dévoilées publiquement, les manigances du couple briseraient sa carrière et ce qui leur reste de vie. Même si cette situation est plus répandue que son contraire, elle n'en est pas plus acceptable pour ceux qui ne veulent pas l'accepter.
Sa femme n'a que peu de considération pour 01 qui ne peut se permettre un divorce. Alors, le mariage tient. Il tient grâce à un fil tendu à l'extrême, leur dépendance l'un envers l'autre. Elle lui assure la stabilité sociale et il lui fournit des amants. Equilibre précaire.
Le silence est l'essence même de leur vie quotidienne, leur principal échange, leur unique communication. Rien ne doit perturber l'autre. Cette retenue, ce repliement sur soi, cette individualisation de leur couple, les réunis et s'est transformé au fil des ans en un respect mesuré, contenu.
Elle, la femme dévouée, remplissant à merveille son rôle dans les salons et cérémonies, un brin de bon mots, une toilette impeccable, une tenue irréprochable. Lui, juge intraitable, notable sans qui rien ne se fait ou ne se défait, conseiller redouté de tous et malgré tout indispensable, droit et inflexible.
Elle, qui lui a tout refusé. Lui, qui ne lui a rien accordé. Leur mariage tient comme une vieille bâtisse. Fondation du passé, charpente tendue et murs de silence. Et les habitants, morts depuis longtemps qui ne vivent que pour mourir, qui ne vivent que par et pour leurs mesquineries perverses. Qui se haïssent et se soutiennent.
Le juge attend la mort, cette libération d'une vie trop pleine. Il est allé trop loin. Il se hait aussi, un petit peu, mais il ne veut pas mourir avant sa femme. Il ne peut prendre ce risque. Sa femme, quant à elle, s'est enfermée dans une consommation effrénée d'amants, vivants, morts, ou les deux à la fois.

4
Le lendemain, le fiacre roule lentement sur les pavés de la petite bourgade, un pluie fine s'abat depuis le milieu de l'après-midi et tout est trempé. Les pavés, le fiacre, les chevaux, le cocher, la ville, 01, et sa femme. Le véhicule se stabilise mollement devant la prison municipale.
"Cellule 213 ?"
"Cellule 213."

La femme du juge sort et le fiacre fait demi-tour. Il n'y a pas plus de raison que les autres fois de s'attarder, le cocher repassera dans une heure. De retour, dans sa propriété bourgeoise, acquise il y a une trentaine d'année, il se vautre, comme toujours, dans son fauteuil en cuir, face à la cheminée. Il est fatigué, délavé, trempé et son instinct est toujours vivant.
La lourde porte de fer s'ouvre dans un grincement lugubre et sinistre qui englobe cyniquement l'entrée de la femme du juge.
"Cellule 213."
"Bien madame, par ici s'il vous plaît."
Rituel immuable et fragile, pris par tous comme le signe d'une compassion sans borne. Dans un signe d'humanité, la femme du juge vient voir tous les condamnés, leur apporte le soutien de l'humanité, et essaye d'obtenir d'eux le regret de leurs actes pour mieux les absoudre, de leur faire comprendre l'attitude de la société qui les condamne. Quand le mari condamne, l'épouse pardonne.
Le feu, toujours allumé en cette saison, crépite dégageant une douce odeur bruyante. La chaleur l'envahit. Le verre se vide. Il ferme les yeux et sent le contact de la robe de velours sur le tissu rugueux de l'uniforme carcéral que porte le cordonnier depuis son arrestation. La chemise tombe, la robe se froisse. La main rugueuse parcourt le corsage, délicatement, le dégrafe et caresse la poitrine douce qui se contracte sous les élans manuels. Ils sont tous les deux nus maintenant, elle parcourt ce corps étranger, se l'approprie. Ils cadencent leur étreinte d'un souffle furtif. Ils s'abandonnent. Le cordonnier ne pose aucune question, le regard échangé durant le procès ne lui donne aucun rôle particulier et il le sait. Mais pourquoi elle, la femme du juge ?
Un sifflement strident se fait entendre, puis un bruit sourd comme un pierre jeté sur un sol moussu. La tête tombe.
Le juge n'a pas bronché comme à son habitude, sa femme non plus. Ils n'en sont pas à leur dernière exécution, les temps qui courent sont propices aux délits en tous genres, les délits en tous genres sont propices aux exécutions de la justice. Les criminelles et la justice vivent l'un pour l'autre, et pour le crime. Leur mariage a toujours été, est, et doit rester essentiellement criminel.

5
La haine. Depuis longtemps déjà, la guerre fait rage. Effroyable, dans le sang, dans les esprits. Envoyés au front, des jeunes et des moins jeunes. Sans raisons de partir et sans pouvoir rester. La fuite pour certains, la mort pour d'autres. Et quelle mort !
La justice est là, implacable, la désertion ne paye pas, la désertion ne paye plus. Alors, ils sont légions ceux qui se font prendre et si certains vont au front, envoyés en premières lignes pour qu'ils puissent rattraper leur retard, d'autres, pour l'exemple, sont envoyés en prison, sont sommairement jugés et guillotinés, ou fusillés ou pendus, ou noyés, ou torturés. Parmi eux, il a celui que la femme du juge veut. Lequel ? Qu'importe. Il y en aura, elle le sait, 01 aussi.
Depuis le lendemain de leur mariage, ils ne se parlent plus. Ils ne communiquent plus. Quelques mots parfois. Et puis, les salons, les réceptions, là ils jouent leur rôle à merveille. Quel joli couple. Quel bel assemblage de vie gâchée. Une haine aveugle et invisible, impalpable, sans odeur et sans vie, sans chaleur, ni sang versé, froide simplement froide.
La femme du juge, durant l'hiver, soutient dans l'ombre une initiative de certaines de ces connaissances qui aident et soutiennent les déserteurs de la région. Elle ne peut s'en mêler directement car son mari, lui, a pour rôle de condamner cette gangrène, honte de tout un pays. Mais sa haine de la guerre est plus forte que le respect dû envers 01. Sa haine des soldats, de l'armée, de toutes ces disciplines crétines qui placent l'ordre comme valeur première. Alors, elle soutient moralement et financièrement cette trahison envers l'Etat, par grandeur d'âme ou par intérêt, qu'importe pour tous ces déserteurs, échapper à l'héroïque boucherie, voilà l'intérêt suprême.

6
Cela fait trois jours qu'il se terre dans cette grange, recherché par l'armée, il n'ose pas sortir. Des âmes charitables lui apportent de la nourriture, de quoi résister au froid. Il sait qu'une personne veille sur lui et qu'il la rencontrera bientôt.
3 jours en première ligne lui ont fait comprendre qu'il n'avait rien à y faire. 3 jours de trop à son âge. 3 jours pour voir un amas de chair, de sang, de bras, de jambes, hommes, femmes, chevaux, métal, officiers, soldats. Des vies courageuses se sont aller comme dirait un représentant de l'état major, à ceci près qu'il n'y a aucun courage à mourir.
Un jour sombre, sans lune ni étoile, une tranchée marécageuse, des rats s'y terrent, des rats en uniforme. Puis un sifflet strident se fait entendre. Rien ne bouge, alors un rat plus gros que les autres lève son arme et tire sur d'autres rats. Le sifflet retentit de nouveau, la leçon a porté, ils sortent en rang, en silence et en pleurant.
Une nuit claire, le soleil des bombardements resplendit, des bouts d'homme giclent, sans même une goutte de sang. Un hachoir s'abat sur un gigot. Un boucher essuie son tablier en souriant tel le bon père de famille.
Ces cauchemars le hantent toujours et encore. Des nuits sans sommeil pour 3 jours de front, il aurait pu y laisser sa vie qui ne lui sert plus à grand chose. Il est prêt à faire n'importe quoi, et de préférence n'importe quoi.

7
Alors, il fallait bien qu'il se rencontre, lui le déserteur et elle, la femme du juge. Elle a besoin de lui, mais pour quoi faire ? Tuer, massacrer, éradiquer dans le sang et les larmes de préférence, et des innocents tant qu'à faire. Les coupables acceptent plus facilement leur sort. Des hommes et uniquement des hommes, n'importe qui. Tous.
Il lui a fallu du temps pour accepter ces actes répugnants. Elle lui a montré rapidement où était son intérêt. Les déserteurs n'ont pas la vie longue ces temps ci. Une protection contre des meurtres, magnifique contrat. Dorénavant, la femme du juge a elle aussi son bourreau.

Retour 1

Le juge de la petite bourgade est invité à une réception comme il en a l'habitude. Il est à l'heure comme toujours. Jamais, il ne manque une réception, jamais, une invitation ne manque .
Il est arrivé sans bruit, par un chemin de terre après une guerre, personne ne saurait dire laquelle. Il semblait jeune à cette époque. Son esprit d'initiative et le manque d'organisation de cette région ont vite fait de la placer au centre des affaires publiques.
Jeune magistrat, son talent a fait merveille dans tous les domaines. Rapidement, il devint le conseiller apprécié et respecté de tous et ce fut bien naturellement que le poste de juge lui échu. Nulle trace de son passé, nulle trace de sa famille, chacun imagine un destin tragique, alors la population l'adopte. La mairie est traditionnellement occupée par les représentants de l'ancienne noblesse, mais la justice était libre. Il l'a eu. Et depuis, sans lui, aucune vie mondaine possible.
La réception se déroule à merveille. La bourgeoisie, fière de compter dans la politique de la noblesse, la noblesse, fière de compter dans les finances de la bourgeoisie. Et chacun tire à lui 01. Pour les uns, il est la porte d'entrée dans les affaires publiques, pour les autres, il est le symbole démocratique d'ouverture sociale. Il assure l'équilibre.
La soirée se déroule dans les jardins de la mairie, à la fraîcheur des nuits printanières. La fille du maire revient d'un long voyage. C'est ce retour qui est fêté, ainsi que ses fiançailles, avec un noble du cru. De ce voyage, elle a ramené de nombreux souvenirs et une amie, une jeune fille, rencontrée durant le trajet, elles ne se sont plus quittées depuis. Et la jeune femme ne quittera plus 01, elle deviendra sa femme. Leur rencontre fracassante a lieu dans les jardins, ils ne peuvent se parler, de nombreux invités les séparent, les accaparent. Ils se retrouveront.

Retour 2
Un jour pendant une guerre d'avant.
Une haine de plus, rien qu'une, ni plus méchante, ni plus bête que les autres, et tout autant utile. Une troupe traverse un village, sous la pluie et le vent, les ruines ruisselantes, les soldats éreintés, l'apocalypse du pauvre en quelque sorte.
Alors, il faut bien s'amuser, se détendre. L'alcool, et ces drôles de médicaments fournis par le médecin véreux de la garnison en échange de quelques services douteux. Les cerveaux rejoignent les corps, même douleur, présente depuis trop longtemps pour être encore perceptible. La routine que cet état. Un bien être aussi tangible et insaisissable qu'une vapeur d'absinthe.
Une soldat s'éloigne en quête de débauche. Son chemin croise celui d'une paysanne cachée dans les décombres. Elle est presque heureuse de voir un être humain. Trop longtemps cachée, terrifiée par les canons, les chevaux hurlants, les râles des agonisants, les maisons en ruines qui n'en finissent pas de s'affaler, jour après jour, en silence.
Alors oubliant la cause première de ce malheur, elle est heureuse de voir ce congénère d'infortune, ce soldat miteux. Lui aussi est heureux, c'est ce qu'il cherchait, non pas une compagnie humaine, mais une chaire vivante, chaude, qui pourrait l'accueillir.
Elle se débat, refuse cette étreinte. Il la serre encore plus fort et la bastonne. Après avoir massacrés tous ses adversaires au nom de sa glorieuse nation, il peut bien la bastonner un peu. Il essaye de ne pas la frapper au visage pour contempler la beauté qu'il veut voir en elle. Le corps est suffisamment bien fait pour trouver d'autre point d'attaque.
Ce qui restait de la robe n'est plus qu'un souvenir, il serre contre lui ce corps nu. Il caresse frénétiquement sa poitrine, ses épaules, son ventre, son sexe, il pénètre en elle, il sent pour la première fois depuis des mois cette chaleur en lui. Les coups qu'elle lui donne désespérément ne servent qu'à les réunir encore plus fort.
Dans la bataille, la poche de son uniforme se déchire, une enveloppe tombe à terre dans la boue de leur union. Nul ne s'en aperçoit. Il en a finit avec elle, et repart sans un mot avec le sourire sordide de celui qui prend sans rien donner.
La fin de la guerre est proche, la garnison se retire, il est maintenant nécessaire de penser à oublier.

8
Cet acte est répudié depuis longtemps. Depuis que sa vie a repris. Après la guerre, il a préféré fuir, tout laisser derrière lui, c'est à dire pas grand chose. C'est toujours dur de fuir, même pour rien.
La guerre, la magistrature, puis le mariage.

9
3 meurtres inexpliqués se sont produits cette semaine, trois hommes avec un seul point commun, la mort. Le premier avait 17 ans, il partait travailler comme tous les matins, juste après le lever du soleil. Apprentis à la manufacture d'armes de la région, il donnait pleinement satisfaction à son employeur, à sa famille, à ses proches. La gorge tranchée.
Le deuxième, une trentaine d'année environ, a été découvert dans son lit. Petit escroc sans envergure, sa mort n'étonne personne, une vieille rancune peut-être. Un tisonnier dans le ventre, du sang à perte de draps, une bougie encore allumée sur la table, un livre dans la main. Il n'a, de toute évidence, rien vu venir.
Le troisième cas. Le bras gauche cassé, le visage tuméfié, les habits en lambeaux, deux ou trois côtes à l'air. Mort des suites de ses blessures. La maréchaussée ni comprend rien. Une petite ville si calme. L'enquête suit son cours, paisible et sans écueil. Des fonctionnaires gras et insipides inspectent les lieux, 01 est chargé de suivre l'avancée des découvertes qui tardent à venir. Mais, il lui faut un coupable et vite.
Alors, cet artiste louche fraîchement installé, ayant échappé à la mobilisation générale par relation, selon la rumeur, semble tout désigné. Il ne connaissait pas les victimes, alors que tout le monde se connaît ici. Son affaire part mal. Aucun alibi ne vient contredire l'absence de preuves, son compte est bon.

10
La salle est comble. Des témoins dignes de foi prétendent avoir vu l'artiste en compagnie des trois victimes. Une nuit, dans un bar sordide des quartiers mal famés, ils s'y seraient disputés.
Rien à redire. Quant aux déclarations de l'accusé, ébauche plate d'humilité innocente, elles ne servent qu'à l'enfoncer plus avant. Paroles incohérentes. Refus d'admettre les faits. Emportement face au juge. Evanouissement lors de l'annonce de la sentence.
Aucun mobile, aucune preuve, la justice n'a rien à faire là. En temps de guerre, l'ordre passe avant tout. Un rayon de soleil, pourtant. Une femme, dans l'assemblée semble l'avoir compris. Son regard doux et compréhensif le fige dans un amour sans borne. Il sait qu'elle le sait innocent. Alors, fort de cet ultime soutien que seul l'amour et son illusion peuvent donner, il va accepter son sort, il laisse la postérité jugée. Ce regard échangé, si intense, sublime de compassion, solide dans ces convictions, le gonfle d'orgueil.

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Sur les pavés de la petite bourgade, un pluie fine s'abat depuis le milieu de l'après-midi, tout est trempé, le fiacre roule lentement. Le véhicule s'arrête mollement devant la prison municipale.
La femme du juge sort et le fiacre fait demi-tour. Le cocher repassera. La lourde porte de fer s'ouvre dans un grincement lugubre bien amusant. Elle s'engouffre et semble être avalée par la prison.
"Cellule 213."
"Bien madame, par ici s'il vous plaît."
La haine. Plus aiguë, jour après jour, meurtre après meurtre. Une haine de trop, comme toujours. Dans la cellule, ils ne se parlent presque pas. Il demande du papier et un crayon, elle veut son corps. Mais l'artiste, petit prétentieux minable, refuse cette étreinte et cela la femme du juge ne peut l'admettre. Elle devient comme folle, elle hurle, elle ne se tient plus, elle frappe et frappe encore, le gardien intervient, elle lui prend son arme, elle tire, trois fois, le prisonnier s'écroule, le gardien s'écroule. Elle fuit.

12
Non, elle ne fuit pas, elle se dirige, chez 01, chez elle. Elle sait qu'elle a commis une erreur en tirant sur ces deux hommes, que cet emportement lui sera fatal tôt ou tard. Alors, elle préfère agir et prendre son sort en main. Elle a du mal à comprendre ce qui s'est passé. Depuis des années, elle avait vécu dans la haine. Depuis qu'elle avait découvert l'origine de sa naissance, ce viol durant la dernière guerre, dont sa mère ne lui a que trop peu parlé. Mais cette lettre, trouvée après l'enterrement dans la malle maternelle, lui a donné la clé de son existence. La haine pour cet homme, cet homme qu'elle doit détruire.
Un hasard, lors d'un voyage, lui a permis de le retrouver. Un nom, un simple nom lui a suffi. Elle le détruirait.
Face au juge, au mari et au père, elle est encore plus animée. Elle se jette sur lui, son odeur la révulse. Elle l'embrasse. Il ne comprend pas, cela tombe plutôt bien. Ils se déshabillent, elle sort une enveloppe et la tend au juge. Il ne reconnaît pas cette lettre, il ne sait pas d'où elle vient. Un revolver sur la tempe ne l'aide pas plus. Une simple date. Le souvenir jaillit, la détente est pressée. Il revoit cette fille, sur les décombres quand la balle sort du canon dans un nuage de poudre et de feu. Il ressent cette étreinte des années après alors que la peau se tend et que le crâne s'ouvre paisiblement. Sa poche déchirée, cette lettre perdue et la brûlure qui se fait sentir, froide et étouffée. C'est la même lettre, mais sa femme, pourquoi ? La douleur, enfin, sa fille le regarde. Il pleure. Pitié, faiblesse, elle tire une deuxième fois, en criant "Papa". Une sentimentalité stupide, des larmes coulent sur leurs joues. Elle retourne son arme contre elle. Il est temps d'en finir.
La petit bourgade s'en souviendra longtemps. Personne ne s'explique la soudaine folie qui a pris la femme du juge. L'artiste est soupçonné d'une perfidie de plus, n'a-t-il pas des pouvoirs occultes ? Heureusement, 01 avait déjà signé sa condamnation.
Le sifflement strident, puis le bruit sourd, et enfin sa tête tombe comme il faut dans le petit panier prévu à cet effet. Personne pour assister à l'exécution. Il n'y a plus de juge.
La guerre est finie, le déserteur n'en est plus un. Il peut apparaître au grand jour, dans cette petite bourgade. Il cherche du travail, un poste vient de se libérer.
Il sera juge.


15/06/97
Luche




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